Eric R.

Conseillé par (Libraire)
15 mai 2019

Raconter l'avortement

Raconter son avortement, c’est ce que Aude Mermilliod souhaite nous dire dans sa deuxième BD. Elle le fait avec une franchise et une sensibilité totale. Un album remarquable à mettre entre les mains de toutes les femmes. Et de tous les hommes.

IVG, trois lettres qui claquent comme un slogan en cette période où ce droit chèrement acquis par les femmes est de plus en plus remis en cause. Au delà de ce combat, on oublie souvent l’acte médical lui même et les conséquences psychologiques qui en résultent. Car l’IVG n’est pas anodin, neutre, et Aude Mermilliod qui y'a eu recours en 2011, témoigne ici de toutes les souffrances et des incompréhensions qui l’ont assaillie, et l’assaillent encore. Dans cet album, elle raconte « ce foutoir émotionnel que nous procure cette possibilité d’avoir ou non un enfant » et « d’entrer dans les zones d’ombre dont ne parle pas assez ».

Les deux regards conjugués de Aude Mermilliod et de Martin Winckler, composent une mosaïque où les slogans n’ont pas cours, où les simplifications sont écartées. Ils racontent ce qui est rarement dit avec délicatesse et intelligence. Une formidable BD où la dessinatrice nous invite, comme sur la couverture, à prendre notre souffle, pour écouter la voix des femmes. « Il fallait que je vous le dise », un titre en forme de nécessité.

Coup de coeur d'Eric

Éditions de L'Olivier

17,50
Conseillé par (Libraire)
6 mai 2019

Le facteur du Pays de Caux

Raconter un monde qui disparait. C’est ce que Robert Cottard, facteur, réalise avec « Les Calendriers », se souvenant de ces moments de fin d’année où les étrennes ouvraient les portes des masures normandes sur des personnages hors du commun. Il trace des portraits tendres ou féroces de ces paysans vieillissants. Avec humour.

Eric Rubert

On y découvre parfois des plans de ville comme Dieppe ou Rouen. Ou bien des horaires des marées ainsi que la liste des départements français. Au recto une tempête de noroît balaie le phare d’Ouessant. Au verso, un rouge soleil couchant explose sur la plage des Salines. Mais aujourd’hui, on le voit de moins en moins, il n’est plus là que par effraction, par oubli. C’est ainsi: le calendrier des Postes est en train de disparaître. Pourtant pendant plus de 30 ans, Robert Cottard, facteur à Gonneville-la-Mallet, un bourg de 1500 habitants dans le pays de Caux, à quelques kilomètres d’Etretat, a porté en fin d’année ce miraculeux bout de carton dans tous les foyers de sa tournée pour récolter ses étrennes, susceptibles de lui offrir un nouveau mitigeur pour sa douche. Robert a exercé son métier « jusqu’en 2000. Depuis il écrit ». Et ce qu’il écrit et décrit dans son livre, ce sont ces rencontres au cours duquel, une fois par an, chacun délivre son estime ou son amitié à l’aune de quelques piécettes ou billets.

On franchit avec Robert, les portails souvent gardés par de terribles cerbères, on rentre dans de modestes cuisines pour boire avec lui une bolée de cidre ou un vin de l’année de sa naissance. Et Robert découvre peu à peu des secrets bien gardés. C’est qu’ils sont drôles ces « clients » qui montrent, le jour où ils doivent ouvrir leur porte monnaie, leur vrai visage. Et l’auteur les croque à sa manière avec un réel humour, des jeux de mots finement cachés et même quelques contrepèteries.
C’est toute une petite comédie humaine qui nous est ainsi proposée, sous forme de chapitres proches de nouvelles écrites par le regard indulgent d’un homme bienveillant et amoureux des mots.

On se dit souvent que nous sommes plus proches de l’univers de Maupassant que de celui du XXI ème siècle même si la 4 L de la Poste a remplacé la diligence ou le fiacre. Pas de nostalgie néanmoins ou de regrets. C’est ainsi, le monde tourne et Robert Cottard le regarde tourner en saluant à l’occasion ces personnages, sans les mythifier ou les doter de nobles sentiments illusoires. Robert regarde, écoute, écrit, décrit, avec un oeil bienveillant mais sans nostalgie. Dans un livre agréable et léger.

La vengeance d'une femme est douce et impitoyable

Actes Sud

23,80
Conseillé par (Libraire)
27 avril 2019

La vengeance est un plat qui se mange froid

Les lecteurs habituels de C Läckberg vont être surpris, voire désarçonnés. Pas de Erica Falck pour mener l'enquête. Fjällbacka est seulement évoquée, car l'action se déroule à Stockholm.
L'auteure suédoise s'engage dans une nouvelle aventure avec ce roman en prise directe avec les mouvements féministes actuels. La cage dorée c'est la prison sans barreau dans laquelle est enfermée, Faye, femme d'un richissime homme d'affaires qui lui impose un mode de vie calqué sur les apparences et les principes du libéralisme outrancier. Soumise, lestée d'un passé mystérieux, Faye va peu à peu se réveiller et révéler sa véritable personnalité. Et le roman, un peu crispant va trouver avec l'épanouissement de l'épouse trompée une forme de libéralisation. Les propos envers les hommes sont durs mais C Läckberg décrit le machisme d'un monde des affaires gonflés à la testostérone.
A travers ce portrait attachant et exemplaire, elle nous tient en haleine jusqu'au dernier mot de la dernière page, en excellente romancière de polar qu'elle est.
Une lecture agréable et passionnante.

Eric.

Conseillé par (Libraire)
10 avril 2019

UNE BD POIGNANTE

Parler de son père alcoolique, et le dessiner n’est pas chose facile. Stéphane Louis dans « Mon Père ce Poivrot » relève, et réussit ce défi. Sans pathos ni moralisme. A titre d’exemple et de prévention.

Le titre, « Mon Père ce Poivrot », claque, mord, volontairement provocateur. Et disant tout. Ce que confirme dans la page d’ouverture un court texte de Stéphane Louis. « Il y’a un autre personnage important, ici: l’alcoolisme. J’ai voulu essayer de sensibiliser les gens comme je le pouvais à ses causes et à ses conséquences. L’alcoolisme n’est pas festif. Il tue. Mon père en est mort littéralement…. ».

Tout est dit et le lecteur sait ce qui l’attend. Ce père, Maurice ou Lulu, d’abord accoudé et endormi sur le comptoir, va être facilement reconnaissable tout au long de la BD. Il possède un gros nez rouge, comme un clown, pour identifier le personnage, un nez rouge qui cette fois-ci ne fait pas rire et pourrait donner plutôt envie de pleurer. Le récit n’est pourtant pas larmoyant même si les situations tragiques se multiplient. L’alcool tue environ 20 000 personnes en France par an. Et fait de multiples dégâts dans l’environnement immédiat. C’est ce que veut expliquer le fils dessinateur qui ne se contente pas de décrire une descente aux enfers. Dans une démarche militante, qu’il revendique, il montre l’entourage, le regard de la société sur cet homme qui est malade, car l’alcoolisme est bien une maladie incomprise par l’entourage qui voit l’alcoolique comme responsable de sa déchéance.

Cette descente aux enfers Stéphane Louis nous la fait comprendre en spectateur, ni juge, ni avocat, ni procureur. Le dessin classique, proche des habitudes de la BD d’humour atténue la noirceur du propos. Les gendarmes sont des caricatures de gendarmes, Marcel le petit vieux du comptoir plonge son nez entre les seins volumineux de Tata Roger, comme dans un film de Fellini. On sourit presque, évitant ainsi le piège du moralisme ou du désespoir. Et la tendresse prend le dessus sur l’image dégradante renvoyée par des yeux perdus dans un vide sidéral, qui regardent au delà de la réalité et du quotidien.
Cette Bd est avant tout un témoignage, et une formidable déclaration d’amour. Qui se conclue ainsi « C’était un poivrot Lulu. Oui mais c'était mon père ce poivrot". Lulu est décédé en 2016.
Eric.

Conseillé par (Libraire)
10 avril 2019

UN MAGAZINE POUR VOIR LA FRANCE AUTREMENT

La création d’un titre dans la presse écrite est toujours une aventure. Avec le premier numéro de Zadig, Eric Fottorino, nous offre une revue qui se veut différente en se dégageant de l’actualité pour décrire « une » France dont on dit qu’elle est oubliée. Indispensable.

« Parler des invisibles, c’est aller à la rencontre de vies qui ne sont pas assez racontées. On part de trajectoires singulières pour faire comprendre des réalités sociales plus larges, mais restées dans l’ombre. Cela participe d’un projet de représentation démocratique ». Ces propos sont ceux de l’historien Pierre Ronsanvallon dans la remarquable interview que lui consacre le premier numéro de « Zadig ». Lassé de voir le mot « peuple » approprié par des partis politiques, sans lui donner du contenu, le sociologue estime qu’il est essentiel de faire entendre la voix de ceux qu’il appelle les « invisibles ». Cette volonté, c’est Eric Fottorino qui la reprend à son compte avec ce nouveau trimestriel qui porte le titre ambitieux de « Réparer la France ».

C’est bien de cela qu’il s’agit en effet, cette volonté de donner leur juste place aux absents des média notamment. Alors en lisant ce numéro, on n’est pas surpris de découvrir la place importante accordée aux portraits et aux métiers de ces oubliés. Jean Marie et Serge sont pêcheurs au Guilvinec, Carole est infirmière à Audresselles, et des journalistes les ont accompagnés pendant trois ou quatre jours dans leur quotidien. Eux, mais aussi leurs patients, leurs collègues apportant dans leur témoignage la réalité d’une vie sociale méconnue.

« Des mots porteurs comme des murs porteurs » c’est ce que croit le directeur de publication. L'écrit permet de prendre le recul et si les écrivains ont toute leur place, Maylis de Kérangal nous parle du Havre par exemple, les lieux ne sont pas oubliés visant à dresser un état des territoires comme cet édifiant reportage du côté de Vesoul où le traffic de stupéfiants bat son plein, loin des idées reçues d’une campagne à l’abri des turpitudes de la ville. Tout n’est pas noir et Zadig dresse certes un portrait sombre, mais décrit aussi des domaines d’espoir, de réussite, des pistes pour accompagner des transformations sociales et économiques inéluctables.
Il ne part pas de rien ce « mook » (contraction de M comme magazine et ook comme book), il s’appuie sur la réussite de « America » créé par Fottorino, déjà, avec François Busnel, après l’élection de Trump et qui a comme ambition de mieux comprendre les Etats Unis par le truchement de rencontres d’écrivains, de la littérature. Les lecteurs d’America se retrouveront donc en territoire connu avec une présentation, format, maquette, tellement proche et aussi soignée. Pas de publicités, l’utilisation importante et réussie de dessins, de schémas, de graphiques explicites, prix de vente identique, prolongent l’expérience d’America qui publie son neuvième opus. rédactionnel comparable.

America arrêtera sa parution avec la fin du mandat de Trump. Rien de cela n’est prévu avec Zadig et les premiers résultats de la vente de ce numéro un laissent supposer que le trimestriel débute une longue et passionnante aventure.